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Creche de noel

Myosotis

Le 23/12/2021 0

Après-demain c’est Noël. J’ai embouqué la route signalée par des panneaux bleus. Trop occupé à surveiller les voies à droite et à gauche, je n’ai pas eu le temps de déchiffrer les destinations indiquées. Peu importe. Où je vais ce n’est pas Rome mais toutes les routes y mènent. Deux voies, tout le monde roule dans le même sens. Je suis sur l’autoroute. Le ciel est d’un noir absolu. De temps en temps apparaît un panneau lumineux d’informations. « Joyeuses fêtes ! » c’est écrit. Rien d’autre. Sauf l’heure, je crois, car bizarrement, les chiffres indiquent n’importe quoi : 84 : 28 ; 16 : 92… Ce doit être une panne d’horloge ou peut-être que l’heure n’existe plus. À la longue ça me fait rire.

C’est curieux, je ne souffre plus, tout à l’heure j’avais mal. Maintenant plus rien. Dans la ville illuminée de gaîté clignotante (comme une joie alternative), des douleurs me traversaient au rythme des lampadaires orange. Couleur cadavérique. Pourquoi cadavérique ? On n’a jamais vu de cadavre orange mais cette couleur qui uniformise tout, fait penser à la mort. Tous égaux, même pâleur, même destin. Même décor ou presque. On met bien des fleurs aux défunts, pourquoi pas des guirlandes dorées. Stupidement, je me vois dans mon cercueil, orné de leds clignotantes de toutes les couleurs, glissant comme un navire sur sa cale de lancement, vers la porte du four crématoire, ouverte sur un souvenir. 

Les bandes blanches défilent à bâbord et tribord, hypnotiques. Je conduis un bateau ivre lancé dans le néant de la nuit. Sillage inversé : écume blanche devant, noire derrière. J’ai l’impression de reculer. La tête me tourne, ivresse molle, ou plutôt ivresse morne, indifférente, sans joie, sans excitation. Médicamenteuse. Juste un voile palliatif d’inconscience sur la réalité. Envie légère de vomir. De dormir. Il ne faut pas. Mais je sais que ce n’est pas à moi de décider. Une aire d’autoroute approche. Une aire de repos bien venue. Je m’arrête.

Le parking est presque désert. Je me gare près d’une autre voiture par solidarité (je sais ce que c’est que d’être seul). À l’intérieur un homme est mort, bouche ouverte, la tête renversée en arrière sur l’appui-tête. Il n’est pas si mort que ça, il bouge encore un peu. Endormi, mort, c’est pareil. Je me dirige vers la station-service illuminée. Une étoile au-dessus de la porte indique l’entrée de la crèche, havre dernier peut-être, du voyageur fatigué.    La douleur revient. Je me traîne. Une petite fille l’air sérieux, en robe de tulle rose, saute à cloche-pied dans une brume lumineuse entre les pompes de carburant. Je grimace un sourire mais la gamine diabolique me tourne le dos. Je dis diabolique parce qu’elle ne me semble pas humaine. Ou alors elle n’est pas réelle. Je crois être dans un plan séquence d’Antonioni mais je sors du champ.  

J’entre dans le commerce. Quelques guirlandes anémiques ornent les présentoirs de sandwiches et de bonbons. Je n’ai besoin de rien sinon de repos. Je me hisse sur un siège minuscule mais très haut, devant une petite table ronde maculée de ronds de café. La position est douloureuse, je ne resterai pas longtemps. Une jolie jeune fille tient la caisse. Elle a coiffé une toque rouge de père Noël, qu’elle porte avec arrogance comme un bonnet phrygien, Marianne de station-service. Pourquoi les femmes sont-elles si belles ? Cette seule question me bouleverse, agite mon cerveau reptilien honteusement sexué. La beauté, comme une lame de sabre japonais, m’angoisse. Le katana blesse et tue. La lame froide et brillante, s’élève, lance un éclair au soleil puis s’abat, le sang gicle et le condamné perd la tête. Ainsi autrefois, j’ai perdu la tête pour toi et ça s’est terminé par mon exécution.

Cette fois, l’exécution n’est pas venue d’une femme, au contraire. Là-bas elles sont toutes jeunes et gentilles, à vous faire regretter de mourir. Surtout Sophie, son nom est marqué sur une petite étiquette dorée qu’elle porte épinglée sur son sein. Je fais semblant d’être mort quand elle pousse la porte de ma chambre. Elle se penche sur moi. J’attends de sentir son souffle sur ma joue, alors j’ouvre les yeux brusquement et c’est l’éblouissement. À chaque fois. Ses yeux myosotis soulignés de khôl, plantés dans les miens, pourraient me tuer de bonheur. L’émotion est si forte que je réprime un sanglot et que la machine se met à couiner. Sur l’écran, la chenille de la courbe verte passe au rouge. D’un sourire, elle remet la chenille à sa place. Quel dommage de ne pas mourir comme ça, le cœur déchiré par un regard myosotis. Une autre, Dorothée je crois, ne porte sous sa blouse que d’explosifs sous-vêtements blancs. La blouse, sans doute taillée pour des corps plus banals, baille légèrement à chaque bouton quand elle se bat avec les tuyaux, les câbles et les aiguilles. Et sa peau mate m’est offerte en visions homéopathiques.

Alors surgissent à mes yeux, les falaises violentes brûlées par le soleil de Provence, quand tu bronzais nue, couchée sur les posidonies sèches semblables à des copeaux de bois, tandis que les vagues qui s’écroulaient en grondant sur les galets, t’arrosaient de brisures de diamant brut. Tu riais et des frissons courraient sur ta peau. Délices électriques pour toi, et pour moi.

Des fantômes passent. Des chuchotements, des bruits lointains de chasse d’eau se mêlent au bruissement de mes oreilles. Marianne Noël, princesse de la caisse, baille derrière sa main. La nuit s’éternise. Je m’enfuis avant que la laideur me gagne. La douleur est si laide. Sur l’aire de l’autoroute des camions ronronnent, faussement endormis, rideaux tirés derrière des guirlandes électriques. Vont-ils rentrer chez eux demain pour la fête les routiers ? Des silhouettes se glissent furtivement entre les mastodontes. Dans sa voiture, le faux mort est maintenant affalé sur son volant. Quel travail, quelle jouissance, quelle souffrance l’ont fatigué à ce point ? J’envie son sommeil. Le mien est pour bientôt.

Je crois avoir repris la route car des lumières blanches passent au-dessus de ma tête, de plus en plus vite. La voiture hoquette ou mes tympans tapent. J’aurais coulé une bielle ? (Ça ne se dit plus je crois.) Non, c’est mon cœur qui cogne mais je n’ai pas mal. J’écarquille les yeux en abordant une descente vertigineuse. Un splendide panorama sort de la nuit. Paradisiaque. Mon cadeau de Noël ! Tout est brillant, lumineux. Les arbres solitaires, les bois bien ordonnés, les champs cultivés, verts, jaunes, bruns, les ondulations des coteaux ponctués de petites maisons blanches, une rivière de mercure qui serpente avant de se jeter à la mer…

Et le ciel, couleur de myosotis ! Je vois de plus en plus mal. J’ai comme de l’eau dans les yeux. J’ai murmuré : « Alice, forget me not ! » Fondu au noir.

 
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