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Dante

Melionnec 123 c

L'enfer

Le 16/06/2022

Cette nuit j’ai reçu un message venant des profondeurs du sommeil. Je ne sais comment le Diable a trouvé l’adresse de mes rêves. C’est vrai qu’aujourd’hui on peut difficilement protéger ses données personnelles. Je n’ai pourtant pas fait dernièrement, d’achat sur l’Enfernet. Un représentant des Établissements infernaux m’a contacté (avec un fort accent étranger). Il s’est présenté : Iblîs (Je pense qu’il appelle du Magreb).

– Vous avez récemment effectué un voyage au ciel, n’est-ce pas ?

– Oui.

– J’espère que vous en êtes satisfait. Nous vous offrons maintenant, gratuitement, une excursion en enfer qui sera, nous l’espérons, bien plus excitante et chaleureuse que votre visite du ciel. Tout est compris, les protections thermiques nécessaires, les masques à adduction d’air réfrigéré, les bas de contention, le paracétamol, etc…

– Ça ne m’intéresse pas.

– Vous avez dit oui, ce message est enregistré…

Je n’ai pas le temps de me réveiller, je suis plongé dans un noir absolu. Je cherche à regarder l’heure sur le radioréveil (mon repère la nuit quand je me lève). Il a disparu. Lentement mes yeux s’accoutument à l’obscurité. Je distingue enfin une enseigne lumineuse verdâtre au-dessus d’une porte monumentale. Je lis : « Vous qui entrez, abandonnez toute espérance ». Je m’attends donc à visiter un parc d’attractions dantesque, quelle idée géniale ! Une foule énorme est canalisée vers l’intérieur par des vigiles habillés de noir et armés de fourches. Je ne sais comment mais je passe au travers sans dommage. Sur une petite porte, à côté du portail géant, est indiqué : VIP (Vraiment Important Pellerin). Une hôtesse habillée en sorcière de carnaval m’invite à entrer. Je prends conscience d’être en pyjama. Est-ce une tenue convenable pour visiter l’enfer ? En tout cas ce n’est pas payant !

J’entre. Une signalétique lumineuse indique les différents accès aux cercles de l’enfer. Les visiteurs sont invités à se rendre d’abord dans les stands de présentation pour faire leur choix et sans doute, payer les suppléments nécessaires pour accéder aux différentes attractions. J’ai pris un audioguide à l’entrée :

« Vous avez accès à tout. » Me dit la petite boite noire. « Pour commencer la visite appuyez sur le bouton rouge. » J’appuie. Me voilà propulsé sur une sorte de pont entièrement en verre qui passe au-dessus d’une énorme cavité circulaire. Elle s’enfonce en se rétrécissant étage par étage (j’en compte neuf), jusqu’à des profondeurs rougeoyantes d’où giclent parfois des jets de lave mêlés de silhouettes humaines noires désarticulées.

Le spectacle est véritablement dantesque, cascades de feu, rivières de lave incandescente, tourbillons de fumées noires. Une odeur épouvantable de chairs brûlées et de décomposition, portée par un vent suffocant, arrive à mes narines dans un bacchanal terrible de hurlements, craquements, explosions, sifflements… C’est insupportable. Je consulte l’audioguide pour changer de position : « Pour voir le châtiment des luxurieux, taper un. » Ça peut m’intéresser, je tape un.

Je me trouve transporté dans une plaine aride balayé par un vent glacial baigné dans une lumière de tombeau. Des femmes et des hommes nus se tordent de douleur, torturés par des démons ailés noirs. Les uns sont cloués au sol par des piquets, pendant que des diables les tenaillent avec des outils de fer rouillés, d’autres, pendus par le sexe, accrochés par les seins ou embrochés par les yeux sur des arbres épineux, hurlent pendant que les diables fouillent leur corps de leur phallus, semblable à une dague chauffée au rouge. J’en ai assez vu. Je tape deux. L’audioguide m’indique qu’il s’agit du châtiment des ivrognes.

Dans un tonneau (en axe horizontal) qu’un diable fait tourner à l’aide d’une manivelle, des hommes et des femmes sont précipités les uns sur les autres parmi des bouteilles cassées. Le sang déborde de la tonne en continu. Je ne trouve pas ça très original. Je passe au trois. Sur un plateau rocheux, des êtres décharnés sont torturé par une armée de serpents, de crapauds et de dragons dont la bave laisse des traces sanglantes sur leur peau. C’est le châtiment des médisants, la bave des crapauds...

Je touche le numéro quatre en tremblant. Je me retrouve au milieu d’un chaos de blocs de granit. Des hommes et des femmes, décharnés, les os brisés saillants, la chair à vif, poussent des rochers les uns contre les autres. Ils s’écrasent mutuellement, se mordent et se déchirent sans même l’intervention des démons. Ce sont les coléreux, les vindicatifs, les avares, les prodigues qui purgent leur peine. Le dégoût me gagne. Est-ce vraiment un parc d’attractions ? Mais la curiosité est la plus forte. Je presse le bouton numéro cinq.

Dans un champ labouré, les damnés rampent comme des serpents. Ils mangent de la terre, ce sont les voleurs. Je côtoie un vide abyssal peuplé de lueurs rouges et d’êtres ailés gigantesques qui s’affrontent. Pour sortir de là au plus vite je tape six. Sur une espèce de terrasse battu par un vent brûlant, je vois passer une troménie d’hommes et de femmes en chemise, qui tiennent par les cheveux leur tête coupé à la main, comme une lanterne. L’audioguide indique que ce sont les semeurs de discorde. La petite boîte noire m’indique : « Si vous avez trop chaud, tapez sept pour visitez l’enfer froid, le Yen Ifern des Bretons. »

Je tape sept. Je me retrouve devant un lac dont la surface paraît de verre. Je distingue des points noirs sur la glace, à perte de vue. Je m’approche en grelottant (mon pyjama n’est pas molletonné). Chaque point est une tête vivante, immobile, violacée, la bouche ouverte remplie de glace. Seuls les yeux bougent un peu, exorbités, gros et blancs comme des œufs durs. C’est le châtiment des traîtres.

J’interroge l’audioguide. Le huit et le neuf sont situés tout au fond du cirque infernal. Là où règnent des températures extrêmes. Les pires pécheurs y brûlent sans jamais se consumer dans la lave et le métal en fusion. Ce sont les simoniaques, les concussionnaires, les pervers narcissiques, les assassins, les blasphémateurs, les endurcis dans la pratique des sept péchés capitaux (l’avarice, la paresse, la gourmandise, la colère, la luxure, l’envie et l’orgueil).

Mais j’en ai assez. Roti, surgelé, boucané, je zappe le huit et le neuf. J’appuie frénétiquement sur la flèche verte pour la sortie. L’audioguide me rappelle à l’ordre : « Vous aurez toutes les protections nécessaires pour assister aux supplices des cercles huit et neuf. Ne ratez pas ce spectacle inouï, il est payant mais ça en vaut la peine… » Je hurle : « Non ! Je veux sortir d’ici ! » L’audioguide répond : « La sortie n’existe pas. » 

Je cherche pourtant à m’évader. Par un escalier inégal, j’entre dans un souterrain. Une odeur insupportable d’excréments règne dans l’étroit boyau. Des tonneaux pleins de merde sont alignés à perte de vue, la tête d’un homme dépasse de chacun. Un diable ailé passe à toute vitesse une faux au ras des tonneaux. Les damnés sont obligés de rentrer la tête dans le bren à chaque passage. Quel péché a pu conduire ces hommes à un tel supplice ? Je me souviens que mon père m’a déjà raconté ce rêve. Serait-il héréditaire ? En réalité, il est inspiré du châtiment décrit dans la Divine Comédie de Dante au chant XXII de l’Enfer. Mais au lieu de merde, c’est dans la poix bouillante que plongent les damnés.

Je me suis réveillé avec la ferme volonté de ne plus pécher et de faire pénitence. Ça me rappelle le confessionnal de mon enfance, quand l’enfer existait encore.

Cet article s’inspire de mon livre Morvan lez Breizh roi des Bretons éditions Yoran Embanner.