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exode de 1944

Rue de siam nov 1944 2

L'exode

Le 29/03/2022

Le terrible exode des Ukrainiens me rappelle celui des Brestois en août 1944. Je ne sais qui a qualifié d’Exode ce déplacement de population, sans doute moins important que la sortie des Hébreux d’Égypte, mais le mot s’est imposé. J’avais un an et demi et on me l’a raconté souvent.

Les Américains approchent de Brest. Cernés, les Allemands se préparent à soutenir un siège. Ils font partir les populations civiles pour ne pas risquer qu’on leur tire dans le dos. L’ordre d’évacuation de Brest et des communes alentour est donné le 14 août. Tout le monde doit partir immédiatement. Certains prennent une petite valise, d’autres partent comme ils sont. Il fait un temps magnifique, on ne songe même pas à prendre des vêtements chauds, des couvertures. Pour les provisions la question ne se pose pas, il n’y en a plus. Gaby, la sœur de papa, fera tout l’exode avec un seul chemisier. Il faudra lui trouver quelque chose à mettre pour sauvegarder sa pudeur quand elle le lavera.

Le père Le Lann (mon grand-père) a mis la grand-mère impotente dans une brouette. Elle n’est pas bien lourde mais on a chargé sur elle toutes sortes de choses si bien que la brouette paraît de plomb. Les hommes se relaient, échangent leur brouette pour se défatiguer. Je suis tranquille dans mon landau. Calme et jovial malgré la chaleur. On a entassé sur moi tout ce qu’on pouvait sans m’étouffer. Les enfants s’amusent à pousser mon carrosse. Maman a du mal à suivre.

Des paysans de Kerhuon nous dépassent en charrette à cheval. Voyant la grand-mère dans sa brouette ils la prennent avec eux. On n’a pas eu de ses nouvelles pendant tout l’exode. Il n’était pas nécessaire de la chercher dans toutes les fermes de la région. Belle-mère du père Le Lann (la deuxième femme de son père), il ne l’aimait pas beaucoup. Elle finira par rentrer chez elle, on ne sait comment.

Les Allemands nous font traverser le pont de Plougastel (qu’ils dynamiteront le 25 août) puis remonter l’Elorn par la rive gauche. La côte est dure pour arriver à Dirinon mais un poste de secours de la Croix Rouge nous y attend. Des infirmières distribuent du lait pour les enfants, quelque nourriture pour les femmes et de l’eau à l’abreuvoir pour tout le monde. Les hommes, servis en dernier, n’ont ni vin ni pain. On fait étape.

Les paysans autorisent les réfugiés à dormir dans la paille, mais interdiction de fumer. Mon père préfère dormir dans la ferme sur un banc. Pour se mettre un peu à l’abri des moustiques, il a placé un demi oignon cru de chaque côté de sa tête. Il ne craint pas de tomber du banc dans son sommeil, car dessous dorment les sœurs Normand, toutes deux souples et grasses à souhait. Les fermiers ont tenu à installer maman dans un lit clos avec moi. Elle ne fermera pas l’œil de la nuit, disant au matin qu’elle a dormi sur des barres de fer ! On lui avait pourtant bien préparé son lit, avec des draps propres. Les draps des morts, lui disent les commères voisines, venues observer le lendemain les citadins en déroute.

Le père Le Lann a dormi dans la paille avec la plupart des hommes. Ils sont dévorés par les moustiques. Après une nuit agitée, le jour le réveille avec une impérieuse envie de fumer. Perdu dans le foin, il tâtonne autour de lui cherchant sa blague à tabac. Il trouve enfin quelque chose de mou et de froid. Qui se met à bouger, il a saisi un crapaud à pleine main. Chacun s’écarte de son côté, réveillé pour de bon. Pendant la nuit, des combats ont eu lieu près de Dirinon. Les FFI (Forces Françaises de l’Intérieur) ont attaqué les Allemands. Nous ne pouvons pas rester là.

L’errance reprend. Les réfugiés s’installent dans les fermes qui veulent bien les recevoir, à Plounéventer, à Plouédern... Mon père décide d’aller à Plouguerneau où il a sympathisé avec des paysans, à qui il achète du beurre. Encore trente kilomètres de marche. Maman n’en peut plus. « C’est après ce virage, en haut de cette côte, on est presque arrivé… » qu’on lui dit sans cesse. Enfin c’est vrai, les Morvan nous accueillent dans leur ferme. Morte de fatigue, morte de faim, maman se laisse tomber par terre. Papa fait à manger. En cas de guerre ou d’épidémie il sait faire la cuisine. Dans la grande marmite qui sert à cuire la nourriture pour les cochons, il met les pommes de terre et le lard. L’évocation de l'odeur puis du goût, faisaient encore saliver les anciens, 50 ans après.

A la ferme, je suis comme un roi. Je cours partout avec la fille de la maison qui a mon âge. Je patauge dans le purin avec mes petits souliers blancs, je n’en ai pas d’autres (maman m’habille comme un petit prince). Elle ne parle que le breton et moi le français, quelques mots chacun, c’est suffisant. Elle m’appelle : «  Deus’ta Gilbert ! » (Viens donc). J’accours pour jouer avec la terre. Cette petite sera l’aînée de dix-neuf frères et sœurs, des bébés que la mère rapporte parfois du champ dans son tablier. Ce qui prouve que les enfants naissent bien dans les choux, du moins à la ferme.

On n’était pas si mal à Plouguerneau mais Gaby, et Jo son mari, se faisaient du souci pour leur maison. Papa décide donc d’aller voir à Kerhuon s’il y a eu des dégâts. Il en profitera pour ramener son vélo. Vers Guipavas des combats violents ont eu lieu. François passe par les champs pour ne pas être arrêté par les Américains. Dans un talus des Allemands avaient creusé des trous individuels. Ils y sont encore, tous morts, portant des blessures dans le dos. Ils n’avaient pas choisi le bon côté. Papa avise une paire de bottes qui ont l’air neuves. Il les rejette horrifié, les pieds sont encore dedans. Il raconte :

« J’arrive à la maison, tout paraît normal. Je passe par-dessus le mur car je sais que les Allemands aiment bien piéger les portes. J’entre, tout est ouvert, sens dessus dessous. La saleté partout. Tous les lits ont été descendus dans la cave, sur l’un d’eux trône un tas de merde. De gros réveils sont posés dans tous les coins. Des photos traînent, je reconnais deux filles du bourg. J’apprendrai plus tard que celles-là sauveront leurs cheveux et leur peau car elles auront la chance d’être arrêtées. De toute évidence la maison a servi de bordel aux parachutistes allemands.

Tout ce qui avait une valeur quelconque, négociable immédiatement a été volé. Ils ont même volé ma croix de guerre avec étoile d’argent (reçue à Mers el-Kébir sur le cuirassé Dunkerque), heureusement je retrouve mon vélo. J’avais pris la précaution de cacher les roues dans le faux plafond de la cave. Le cadre seul n’était pas vendable en ces temps d’urgences.

Quelques jours après, je reviens avec Jo pour une exploration plus approfondie. Le jardin a été déminé. Je trouve dans le four de la cuisinière un énorme plat de poires cuites dans une épaisse couche de sucre caramélisé. Pour les poires, il suffit de se servir dans le jardin où les poiriers admirablement tenus par Jo, croulent sous les fruits. Mais pour le sucre en poudre, je n’en ai pas vu une telle quantité depuis longtemps. Jo ne veut pas en manger, elles sont peut-être empoisonnées. Elles ne l’étaient pas car j’en serais sûrement mort ! Jo a soudain une idée. Gaby a caché une bouteille de Byrrh dans la cheminée. On cherche, la bouteille y est toujours. A la guerre comme à la guerre, il a fallu la boire en entier, il aurait été peu vraisemblable que les voleurs en aient laissé. »

Le dix-huit septembre 1944 Brest est libéré. Nous rentrons à la maison. Ce n’est pas le cas pour tout le monde. Brest n’est plus qu’un monceau de ruines.