Ce sera bientôt Noël. Joseph qui n’a pas encore 10 ans, est venu à Paris avec sa maman et sa tante Hortense, pour voir les devantures des grands magasins et les illuminations. Joseph sait bien que les automates, les petits trains, les panoplies de Zorro… ne trouveront pas de place dans ses souliers. Mais les oranges, les petits Jésus en sucre et le jouet en bois confectionné par son menuisier de père, le raviront tout de même le matin de Noël. La nuit tombe sur la ville illuminée. Les yeux plein d’étoiles ils se dirigent vers la gare Saint-Lazare pour rentrer chez eux à Argenteuil.
Ils passent devant un homme déguisé en père Noël, qui joue de l’accordéon assis sur un pliant au bord du trottoir. Ils l’écoutent un moment, Hortense lui jette une pièce adroitement dans sa sébile. Joseph captivé par les doigts de l’artiste qui courent sur les touches, se demande comment il peut jouer des deux mains à la fois. Il veut le dire à sa mère, tourne la tête dans tous les sens sans la voir. Les deux femmes sont parties. Il est seul !
Joseph presse le pas pour les rejoindre. La foule est dense, il ne voit guère que des souliers et des manteaux. Il ne reconnaît pas la rue, croit marcher vers la gare mais il est parti dans le mauvais sens. Joseph panique un peu, il se met à courir et s’éloigne de plus en plus. Bientôt il est complètement perdu, il se met à pleurer. Sur la plaque de rue il lit à travers ses larmes : rue de Provence. Il pourrait demander aux passants le chemin de la gare Saint-Lazare mais il n’ose pas. Les gens emmitouflés, les mains dans les poches, passent en regardant leurs pieds sans faire attention à lui. Sur le trottoir, curieusement, des femmes peu frileuses font les cent pas, jupes fendues, blouson en peau de lapin, bas en filet qu’on dirait de leurs cuisses, que c’est des rôtis de porc.
L’une d’elles s’approche de Joseph. Elle porte sur sa tête un bonnet rouge et blanc de père Noël, coquettement posé de travers.
– Pourquoi tu pleures mon petit ?
– Je suis perdu !
– Tu es tout seul ?
– J’étais avec maman et tata Hortense mais elles m’ont oublié devant l’accordéoniste.
– Tu habites où ?
– À Argenteuil.
– T’es venu en train ?
– Oui.
– Viens, je vais te conduire à la gare.
– Mais j’ai pas de billet, c’est maman qui l’a.
– T’inquiète pas, je vais t’en acheter un.
C’est ainsi que le petit Joseph est rentré chez lui. La femme lui a posé un tendre baiser sur la joue, avant de le laisser monter dans le train. Arrivé à la maison il guette l’arrivée de sa mère à la fenêtre, un peu inquiet. Son père qui est rentré entre-temps, se contente de rire de son aventure.
– Elles doivent te chercher partout, je parie qu’elles sont allées au commissariat. C’est bien fait pour elles, elles n’avaient qu’à faire attention à toi. Et pas te laisser aller voir les putes !
La nuit est tombée depuis longtemps quand la mère de Joseph rentre à la maison. Elle est tellement soulagée de retrouver son fils, qu’elle ne songe même pas à lui faire la leçon. Elle l’embrasse, le serre dans ses bras et se retient de justesse de lui mettre une gifle pour se soulager.
Dix ans plus tard, Joseph travaille avec son père comme menuisier. Il est à l’ouvrage dans le garage de la maison familiale, porte grande ouverte. Deux agents de police traînent dans la rue, le nez au vent, inspectant voitures et maisons. Enfin ils approchent, ils cherchent le voisin qui paraît-il a disparu. Joseph ne sait rien. Sa mère de sa fenêtre les a vus. Elle descend dans le garage dès qu’ils sont partis, curieuse :
– Qu’est-ce qu’ils voulaient ?
– Oh rien, ils s’inquiétaient juste de savoir si tu avais récupéré ton fils !
La mère, interloquée d’abord par les lenteurs de la police, finit par éclater de rire mais elle se détourne, pour cacher les larmes qui coulent sur ses joues, au souvenir de cette terrible soirée qui lui revient à chaque veille de Noël.