La cour d’amour
Un vent aigre souffle sur les Alpilles en ce mois de janvier 1421. Le myrte, piqué de mille aiguilles de glace, se réfugie dans les failles aigües des roches fendues. Le soleil blanc, sur le bleu roi du ciel, renonce à chauffer les pierres. Dans la plaine, les oliviers font le gros dos pour résister au froid et les vignes nues se tordent de douleur. Seuls quelques cyprès bravent la tempête et pointent par défi leurs verdures vénéneuses, dans l’air empli de sifflements glacés.
Dans la salle haute du château des Baux, un grand feu dans la cheminée armoriée, éclaire une assemblée noble enfouie sous d’épaisses fourrures. Antoinette de Turenne, épouse du maréchal de France Boucicaut, préside la Cour d’amour sur un lit couvert de peaux d’ours. Couché près d’elle sous les fourrures, le troubadour Bernard de Pignerol chante les arrêts rendus au Parlement d’amour de Pierrefeu d’où il vient. Seul un autre homme, François de Betas un chevalier de passage, a été admis dans la salle.
Les femmes, serrées autour du feu, tendrement enlacées ou alanguies sous les peaux de bêtes, s’appellent par des noms d’oiseaux. Antoinette se fait appeler la Dame de Aigle (le blason de Boucicaut est d’argent à l’aigle de gueules, becqué et membré d’azur), la Dame de Lignères répond au doux nom de Rossignol, l’héritière de Castelbayac est Mésange bleue, Mademoiselle de Chambriac Bergeronnette, la vieille Madame de Colleville ne craint pas de se faire appeler Messire Corbeau et les Pinson, Linotte, Merlette … attendent impatiemment leur tour de parler, car en Parlement d’amour, la présidente seule accorde la parole.
Dame Rossignol parle la première :
– Le cas de l’amour de l’Aigle pour son chevalier Boucicaut ne peut-il être jugé en cour d’amour ? Enfin, comment un pareil guerrier, toujours absent, souvent couvert de plaies et de bosses, peut-il honorer sa Dame, lui faire sa cour mignonne et prouver par des gages autres que sanglants, un amour sans fin. Sa valeur dans les tournois ou au combat, sa piété et sa gloire sont-ils suffisants pour une fin’amor, infinie et sacrée ? Entre époux qui plus est !
Antoinette intervient :
– La fin’amor dit-elle, n’est pas impossible entre époux comme l’a prétendu Marie de France dans son célèbre verdict de 1147. Jean et moi-même en sommes la preuve.
Bernard de Pignerol, le troubadour lève le bras :
– Si notre hôtesse le permet, le cas sera jugé. Dame Aigle étant partie prenante ne peut présider, je propose donc qu’elle cède la place à Messire Corbeau. Le chevalier Betas assurera la défense du Maréchal et je serai le procureur de la fin’amor.
Chacun s’installe confortablement pour le procès. Le troubadour s’approche d’Antoinette et l’accole gentiment pour la caresser sous les couvertures, le procureur ne lui est pas hostile, tant s’en faut. La Dame n’en laisse rien paraitre. Le Chevalier Betas se lance dans l’apologie de Jean II Le Meigre dit Boucicaut, prisonnier des Anglais depuis la bataille d’Azincourt :
– Il combat en tous lieux où l’appellent son Roi et la défense de la religion du Christ. Capturé par les infidèles en Tunisie, il reste prisonnier quatre mois au Caire. Puis il se joint aux chevaliers teutoniques, se bat en Prusse et en Lituanie et attaque les Polonais à Elbing. Le Roi le fait Maréchal de France à Königsberg. […]
La guerre continuelle décime les hommes des familles nobles. Souvent le père et les fils périssent ensemble. Les fiefs tombent en quenouille, les veuves subissent enlèvements, mariages forcés, spoliations de leurs biens ou pire encore. Boucicaut veut y porter remède. Il crée en 1399 l’ordre de la ‟Dame blanche à l’écu vert”. L’esprit de cette institution était de parcourir les campagnes, de visiter les châteaux, d’offrir des secours aux beautés malheureuses, aux amantes abandonnées, aux Dames vertueuses que la violence enchaînait, de redresser les torts, de faire rendre raison à toutes les Dames qui auraient été offensées en leurs biens ou leur honneur.
Bernard de Pignerol se soulève sur le coude pour plaider. Antoinette pousse un léger soupir, comme si elle regrettait que le troubadour s’écarte d’elle le moindrement.
– La Dame de l’aigle a 17 ans quand elle épouse Boucicaut, ici même. Jean a 29 ans. Ils ne se sont jamais rencontrés auparavant. Antoinette, héritière de la vicomté de Turenne, était destinée au Prince de Tarente, frère de Louis II d’Anjou mais le Roi de France veut mettre fin à la guerre qui ravage la Provence par une meilleure alliance […]
La Dame de l’Aigle demande la parole, Messire Corbeau d’un geste l’invite à parler :
– François de Betas a évoqué les exploits de mon époux, il n’a pas parlé de l’homme qu’il était dans son particulier. Nous ne nous connaissions pas avant les épousailles et cependant, l’amour entre nous est né très vite. Je ne saurai dire avec quelle douceur, quelle délicatesse il a su me séduire, m’enchanter…
Le procureur s’impatiente sous sa peau d’ours :
– Mais l’amour Madame, enfin, le Maréchal n’aime-t-il que vous ?
– Oui certes ! Il m’a donné un gage d’amour sans fin quand il a créé en 1399 l’ordre de la Dame blanche à l’écu vert.
– Comment ça ?
– Parce que en s’engageant à défendre les femmes en danger, il met ses armes à mon service. Toutes celles qu’il sauve sont moi, sous une autre personne. […] Ainsi, quand le Maréchal secoure une femme, toutes peuvent compter sur lui, et il m’offre cette lutte, ses exploits, à moi, la première des femmes de son cœur. Sa devise est : ‟Ce que vous voudrez”. Y a-t-il plus courtois ?
Antoinette pousse un petit cri et serre fortement ses cuisses sur la main du troubadour. Au même moment, Jean II Le Meingre dit Boucicaut, Maréchal de France, pose sa plume après avoir écrit un dernier poème pour son épouse :
‟O noble chose est que l’amour qui bien en sçait user, quoy que à tort aulcun le blasme ! Car si mal en prend à ceulx qui a droit n’en scavent user, ce n’est pas la coulpe d’amour ; car en soi il est bon.”
Puis il se couche sur la paille de sa prison du Yorkshire pour ne plus se relever. Fin juin (1421), après une longue lutte, le chevalier de la Dame blanche à l’écu vert rendit son âme à Dieu. Aux Baux de Provence, le verdict de la cour de fin’amor lui avait été favorable.
(Extrait de mon livre L’ombre du désir aux éditions Itinéraires.)