J’ai relu Le choc du futur d’Alvin Toffler, paru en 1970. Ce livre oublié aujourd’hui, avait eu un succès considérable à l’époque. Cinquante ans après sa parution, il m’a semblé intéressant de comparer sa vision du futur à la réalité advenue. Et les solutions qu’il préconise à celles que nous avons trouvées pour supporter le choc, si tant est qu’il y ait eu un choc.
Bien vu d’abord, ce qu’il appelle le super-industrialisme et que nous nommons aujourd’hui la civilisation post-industrielle. Les pays à haut développement technologique s’engagent dans le secteur tertiaire et rejettent le travail manuel. C’est le triomphe des cols blancs. Mais Toffler n’évalue pas le coût énorme de ce triomphe en termes humains, la paupérisation de régions entières et le report de la pollution, de la déforestation, de la réduction de la biodiversité, etc., dans les pays en voie de développement. Il ignore en 1970, le réchauffement climatique, qui est maintenant une préoccupation majeure. Et pourrait provoquer un véritable choc de civilisation en retour.
Toujours sur le plan économique, il cite le Secrétaire général des Nations unies U Thant : « Aujourd’hui […] les ressources ne sont plus une limite aux décisions, ce sont les décisions qui font naître les ressources. Tel est le changement fondamental et révolutionnaire – le plus révolutionnaire peut-être de mémoire d’homme. » On peut dire cinquante ans après que le phénomène s’est inversé. À force de puiser sans mesure dans les ressources nous en sommes à redouter leur épuisement. C’est la disponibilité des ressources qui impose les décisions (le choix des matières premières et des produits semi-finis), elle impacte les politiques nationales, entraîne des guerres, alimente le terrorisme et suscite des alliances parfois contre nature. Et le transport massif pose de plus en plus de problèmes. Plus grave encore, les êtres humains sont aussi considérés comme des ressources (voir mon billet « Du personnel aux ressources humaines » du 20 août 2018).
En 1970 Toffler peut déjà dire que les frontières ont éclaté, que le réseau des liens sociaux est si serré que les conséquences d’un évènement se répandent instantanément dans le monde entier. Il n’emploie pas le terme de mondialisation mais il en a l’intuition. Un évènement qui ne concerne qu’une poignée de gens au moment où il s’est produit, peut avoir des conséquences mondiales (Black Lives Matter, Me too…). Et les évènements du passé refluent sur nous (esclavage, colonisation, Shoah…).
Le choc du futur pour Toffler, se trouve principalement dans l’accélération générale que subissent les habitants du monde. Tout va plus vite, c’est le règne de l’éphémère. On jette, on divorce, on change de métier, de résidence… on vit à cent à l’heure et l’on communique plus vite encore. Toffler se demande si l’homme réussira à s’adapter, si de nouvelles pathologies ne vont pas apparaître, dues aux changements rapides, brutaux et continuels de nos conditions de vie. Il ne semble pas pourtant, que 50 ans de changements radicaux (stress, pollution, réduction du sommeil, nourritures industrielles, usage des écrans, etc.) aient engendré de nouvelles maladies. Bien que l’espérance de vie (hors Covid) soit en recul dans certains pays, aux USA particulièrement, mais les causes en sont complexes. En revanche, la mondialisation nous met à la merci d’une pandémie qui s’étend à toute vitesse et le changement climatique semble impacter de plus en plus notre vie quotidienne : catastrophes météorologiques, plantes et insectes invasifs, mauvaises récoltes… Toffler se trompe sur les causes mais le résultat pourrait être le même.
Il n’a pas idée du saut quantitatif énorme des échanges au niveau de la planète en 50 ans. Échanges, dont les conséquences nous échappent totalement, qui vont du virus mortel, aux mœurs américanisées (les Lumières sont ringardisée), en passant par les réseaux sociaux. Échange aussi de biens de toute nature : roses d’Ethiopie, haricots verts du Kenya, voitures coréennes, téléphones chinois… Toffler cite en exemple, l’introduction des postes à transistors qui ne serait pas étrangère à la recrudescence des nationalismes arabes ! Le transistor est un pétard à mèche, comparé à la bombe H d’Internet. Cependant il prévoit l’invention d’un assistant personnel virtuel (et intelligent), qui n’apparaîtra que vers 2010 (OK Google !). Ce n’est pas si mal, alors qu’IBM en est encore aux cartes perforées.
Toffler attaque rudement la technocratie verticale de nos dirigeants. Il prédit une instabilité sociale de plus en plus grande et une perte de contrôle sur les forces qui génèrent l’évolution de la société (on pense aux Gilets jaunes). Ce n’est pas aux politiciens, aux scientifiques et encore moins aux technocrates, qu’il faut demander dans quel monde nous voulons vivre dans dix, vingt ou trente ans, il faut aller au peuple. Belle utopie que le référendum permanent qu’il suggère !
Il raisonne en démocrate américain et pense comme Francis Fukuyama, que la démocratie libérale sera la forme finale des gouvernements de tous les pays et conduira à La fin de l’histoire. Mais tout le monde n’est pas américain et la démocratie perd du terrain partout, y compris en Europe. Et ce n’est pas de la seule faute des technocrates.
Finalement, la prospective de Toffler est assez juste. Il voit bien que, à mesure que l’interdépendance mondiale des groupes sociaux se fait plus étroite, le plus petit d’entre eux acquiert un pouvoir explosif terrifiant. La démocratie n’a pas de réponse à ce problème. Nous sommes lancés à toute vitesse vers l’inconnu, dans le noir, en espérant ne pas percuter un mur. Mais Toffler passe complètement à côté de ce qui est vraiment le choc du futur, l’explosion démographique et son corollaire, la préservation de la planète pour la survie du genre humain.