Mikhaïl Aleksandrovitch Bakounine (1814 – 1876) est un aristocrate russe né à Tver (entre Moscou et Saint-Pétersbourg). Karl Marx (1818 – 1883) naît à Trèves (en Prusse), dans une famille bourgeoise juive convertie au protestantisme. Bakounine préfère l’université à la carrière militaire à laquelle il était destiné, quant à Marx c’est un pur universitaire, il obtient son doctorat à Iéna.
Les deux géants du socialisme rivalisent de pilosité et d’ivrognerie. L’un boit l’alcool à la russe jusqu’à perdre conscience, l’autre boit comme un Allemand, chope de bière sur chope de bière, jusqu’au débordement. Ils ont en commun une santé délabrée. Marx vit dans une misère noire pendant 20 ans, dans les deux pièces d’un taudis à Londres avec sa nombreuse famille (il aura 7 enfants dont 4 mourront en bas âge). La malnutrition, le manque d’hygiène et de sommeil, le travail intellectuel forcené, entraînent des anthrax à répétition, des rages de dents… il souffre aussi d’une hépatite chronique et sur la fin, ses poumons seront atteints par un cancer. Bakounine garde de ses séjours en prison une santé chancelante. Il a perdu toutes ses dents à la suite du scorbut contracté à la forteresse de Königstein, il souffre d’une maladie de cœur et de pathologies diverses, foie, estomac… Marx n’aura passé qu’une nuit en prison (en Belgique) tandis que Bakounine, condamné trois fois à mort, sera interné de nombreuses années et déporté en Sibérie.
Bakounine est un géant de près de deux mètres, dandy négligé, il domine les assemblées par son aspect gigantesque et sa taille athlétique. Sa figure rabelaisienne de titan à la tête de lion, avec une superbe crinière, retient le regard. Mais son visage accuse la fatigue et la maladie. Et les abus. Il dédaigne l’argent, le distribue à pleine main quand il en a et emprunte sans vergogne, en oubliant de rembourser, quand il n’en a pas. Il y a dans sa nature quelque chose de franc, de simple et de convaincant qui attire. On a envie de se dévouer pour lui. Les ouvriers suisses ne l’appellent que Michel.
Marx, la peau brune, la barbe et les cheveux noirs et frisés, se compare lui-même au Maure de Venise. Habillé en bourgeois, le lorgnon en sautoir, il se tient au milieu de ceux qui l’entourent comme une cour, tel un souverain. Il est vrai qu’on ne peut oublier cette tête remarquable, aux yeux pleins d’intelligence malicieuse, dans un visage où l’expression de la bienveillance est absente. On sent qu’il pourrait mordre ses ennemis ! (C’est ce que dit de lui un anarchiste peu suspect de flagornerie).
Marx est amoureux fou de Jenny von Westphalen (il séduit aussi son père, qui permet enfin le mariage après 7 ans de fiançailles). La belle aristocrate se dévouera pour lui jusqu’à la mort, dans la maladie, les grossesses annuelles, la pire misère et la trahison. Karl fait un enfant à la jeune et jolie bonne de la famille, Hellen Demuth, dans la pure tradition bourgeoise. Il ne reconnaîtra pas l’enfant (Engel s'en chargera). Bakounine épouse à 44 ans une jeune polonaise de 17 ans, Antonia Kwiatowska, fille d’un exilé comme lui en Sibérie. Il s’évade et son épouse le rejoint à Stokholm plus d’un an après. Antonia tombe amoureuse d’un anarchiste italien, Carlo Gambuzzi avec qui elle aura trois enfants (et un quatrième après la mort de Bakounine) qu’il reconnaîtra suivant ses convictions libertaires. Il prône une liberté sexuelle totale pour les femmes et la fin de la famille juridique autoritaire.
Après avoir été amis à Paris puis à Londres (Bakounine traduit en russe le Manifeste du parti communiste de Marx et Engel), ils sont devenus les pires ennemis. Marx veut la dictature du prolétariat, le gouvernement des ouvriers, Bakounine l’anarchiste, ne veut aucun gouvernement. Ils participent tous deux à la fondation de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT ou première Internationale) mais Marx obtiendra l’éviction de Bakounine au congrès de La Haye en 1872, où les socialistes autoritaires (les communistes) ont la majorité. La première Internationale n’y survivra pas.
Marx est un homme de cabinet, il n’a jamais mis les pieds dans une usine. Travailleur acharné, brouillon, il ne sait pas terminer un ouvrage, c’est Engel qui met de l’ordre dans ses papiers (Il est le seul à pouvoir déchiffrer son écriture : il écrit avec ses griffes dit-il). Bakounine au contraire est un homme de terrain, il est de toutes les insurrections (Paris en 1848, Prague, Dresde en 1849, en Allemagne, en Pologne, à la Commune de Lyon en 1871…). Orateur de talent, il intervient dans les assemblées révolutionnaires, galvanise les hommes, monte aux barricades, intrépide, infatigable. Il en est même parfois encombrant ! Il n’en laisse pas moins une œuvre philosophique importante.
Il n’y aura pas plus de 20 personnes à l’enterrement de Marx tandis qu’une foule se presse autour du cercueil de Bakounine, la princesse Zoé Obolenskaia son égérie, a envoyé une voiture pleine de fleurs. Les anarchistes suisses, français, italiens, allemands, pleurent sincèrement leur ami Michel.