Le tabou, interdiction sociale sans fondement apparent, nous vient du fond des âges. Il persiste encore dans nos sociétés sous des formes évoluées.
« Le primitif met un tabou là où il redoute un danger. Ce danger est, d’une façon générale, un danger psychique […] il ne distingue pas le danger matériel du danger psychique ni le réel de l’imaginaire. Dans sa conception animiste et logique du monde, tout danger prend sa source dans le dessein hostile d’un être animé qui lui ressemble, qu’il s’agisse d’un danger menaçant provenant d’une force naturelle ou de celui provenant de choses, d’hommes ou d’animaux. […] Les dangers dont se croit menacé l’anxieux, ne répondent jamais si fort à son attente qu’au début de la situation dangereuse, et c’est alors seulement, qu’il convient de s’en protéger. » (Freud)
C’est le tabou du neuf, de ce qui n’a encore jamais servi. La virginité chez les femmes en est l’exemple le plus cruel. Les ponts aussi. Il faut qu’une autorité supérieure les franchisse d’abord (le pontife responsable du pont sacré à Rome) pour écarter le mauvais sort qui pourrait frapper celui qui ose passer le premier sans cérémonie (ou sans évoquer les Dieux à qui on doit tout, y compris les ponts). La pose de la première pierre aussi (un notable chasse le mauvais sort à coup de truelle). Ce qui n’a jamais servi doit donc être inauguré, béni ou baptisé (les navires au lancement) avant d’être sacrifié à l’usage commun. Ainsi honoré, le produit neuf se laissera faire sans dommage. Je n’ose évoquer la bénédiction nuptiale qui est d’un tout autre ordre.
Un équipement pourrait se venger sans pitié en cas d’outrage (on a l’exemple du Titanic qui coule lors de sa traversée inaugurale, sans doute pour punir le constructeur qui le prétendait insubmersible). Moins grave est l’angoisse pour une femme, de paraître sur la plage dans un maillot neuf à la dernière mode. Il faut transgresser le tabou qui interdit de montrer ses fesses.
Le tabou du neuf se manifeste de multiples manières. On peut laisser la boîte d’un meuble IKEA dans un coin sans l’ouvrir, plusieurs semaines, pour faire baisser le stress du montage, comme si celui-ci était enfermé dans l’emballage et s’évaporait progressivement. Le tabou de la robe de mariée que le futur époux ne doit pas voir avant la cérémonie, sous peine d’un mariage raté. La voiture neuve que le vendeur dévoile devant vous en enlevant sa housse : tada ! C’est comme si vous étiez le premier à la voir nue, tabou pour les autres, cadeau pour vous seul…
Le tabou du neuf s’est maintenu malgré la civilisation. Sa signification première est identique à celle des coutumes taboues qui sont observées encore aujourd’hui chez les primitifs. « Nous oublions trop facilement que ces peuples eux aussi, vivent dans une civilisation très éloignée des temps archaïques. Une civilisation aussi vieille dans le temps que la nôtre, et qui correspond elle aussi à un stade de développement avancé, quoique différent du nôtre » (Freud). L’homme craindra toujours l’imprévisible, et même si on ne prête plus une âme à l’échelle, on évitera de passer dessous.