Près d’un chantier de construction d’immeubles, je trouve sur le trottoir trois écrous. Ils ont sales mais pas rouillés, marqués A2-035. J’en déduis qu’ils sont en acier inoxydable (vérification faite sur internet, c’est de l’acier inox austénitique). Paf ! Renvoyé soixante ans en arrière. Aux apprentis de la DCAN, à l’arsenal de Brest.
Jean-Claude, un gars de troisième année, vient à mon étau me montrer discrètement une bague, qu’il a confectionnée dans un écrou en inox. C’est de la bricole, de la perruque. Il est interdit de travailler pour son compte dans les ateliers mais les instructeurs ne sont pas toujours sur notre dos. On travaille tellement dur pendant les essais, qu’on peut aussi se divertir un peu. Pourquoi appeler la réalisation de progressions pédagogiques des essais ? Les ouvriers peuvent, sous conditions, se présenter à des épreuves pratiques et théoriques pour changer de catégorie, ce sont des essais (la plupart du temps réussi), d’où le nom.
Sa bague est polie comme un miroir. Elle comporte un insert minuscule en bronze, ajusté en queue d’aronde. Je m’extasie sans plus. Je pense que je n’arriverais pas à faire aussi bien. Jean-Claude est un cador, comme on dit dans les ateliers. À mon tour je m’essaie à confectionner une bague. Les écrous s’échangent à prix d’or. Enfin j’en ai un. Il faut aussi trouver le papier carborundum pour obtenir le poli miroir. Nous en conservons précieusement des lambeaux, quand on nous en donne pour la finition de certains outils que nous fabriquons. Je me lance, je perce, je scie, je lime, je polis. Mais pour finir je me contente d’un chaton en forme de diamant. Banal. Je n’ai pas tenté le chef d’œuvre, l’insert en queue d’aronde. À l’époque je me contentais de peu. En soixante ans je n’aurais pas eu l’occasion de me rattraper et là, je trouve ces écrous.
L’apprentissage d’ajusteur (d’artillerie mar plij !) à l’arsenal me revient dans les mains. Il commence par une espèce de dressage : scier avec la lame à l’envers (sans les dents), buriner en frappant sur un burin arrondi, limer avec une lime gigantesque, tout ça pendant des heures et des heures. La sueur coule. Et le sang. Les phalanges sont massacrées au marteau, les coupures se multiplient sur les arêtes tranchantes des pièces, la paume de la main droite n’est plus qu’une plaie qu’on bande avec un mouchoir. L’épuisement gagne. Les pauvres enfants qui passaient leur temps jusque-là, à sommeiller sur leurs fesses en salle de classe, sont obligés de rester debout toute la journée, à piétiner dans la limaille. Interdit de s’assoir. La sirène de six heures cinq est une douce délivrance. Je me vois encore descendre du plateau des Capucins dans la fraicheur du soir, les mains dans les poches, l’esprit libre, enfin débarrassé des miasmes scolaires (pas tout à fait cependant mais alors je n’y pense plus).
Et quelle efficacité cet apprentissage ! Soixante ans après, un matin, je prends mes écrous, je perce, je scie, je lime, je polis. La main s’accommode. Après quelques hésitations les surfaces sont planes, les arrondis réguliers, le poli excellent (on se voit dedans). Je commence par des pointes de diamant comme autrefois, première bague. Puis des grains de riz, plus difficile, deuxième bague. Enfin je tente l’insert de cuivre en queue d’aronde, troisième bague. Et je réussis (voir la photo).
Pour être honnête j’ai tous les outils nécessaires et en 60 ans, j’ai quand même réalisé quelques pièces dans mon garage dont la réplique d’un révolver, qui m’a pris quelques 200 heures de travail.
Mon épouse s’étonne, j’ai l’air heureux en travaillant. J’ai l’âge maussade habituellement mais le travail manuel remue les neurones d’antan, les connections fulgurantes d’autrefois. La joie du chef-d’œuvre en devenir.
Seize ans, je m’éveille enfin sous la morsure de l’acier, dans l’effort et la précision. Je ne suis plus une larve incapable d’apprendre.